Au loup !


Première partie

Sources : AD Haute-Marne, registre paroissial de Créancey, 1785.
Publié dans le livre Histoires de femmes et de mères, XVIe-XVIIIe siècles, Frédéric Février, éditions Sydney Laurent.

Créancey, Haute-Marne, 1785.

Histoire retranscrite et publiée par l’auteur Frédéric Février, professeur d’Histoire-Géographie, généalogiste, qui l’a lue un soir par hasard en fouillant dans les registres paroissiaux : « Cette histoire était si vivante, si dramatique qu’il n’a pu aller se coucher sans avoir fini de la retranscrire. Elle tient en haleine. Elle est aussi bouleversante… »

Par le curé de Créancey, témoin du drame, qui désira « transmettre à la postérité » cet « événement funeste » qui marqua durablement sa communauté :
” Abrégée de la relation présentée à S.A.S (Son Altesse Sérénissime) Mr le duc de Penthièvre pendant son séjour à Chateauvillain au mois daout de la présente année, touchant l’événement funeste que la paroisse de Créancey a essuyé la même année, qu’on a cru devoir transmettre à la postérité en la consignant dans les registres.

Le jeudi 16 juin 1785, à trois heures du soir ou environ, un loup enragé se rendit sur le finage (terroir) de Créancey, c’étoit un loup mâle extraordinairement grand, il pouvoit, étant dressé, mordre à 6 pieds de hauteur (1,80m). Sa course étoit si vite qu’il sembloit voler, il faisoit des bondz de 7 à 8 pieds de hauteur (de 2,1m à 2,4m)…il souffloit avec un bruit effrayant. C’étoit sa manie lorsqu’il tenoit quelqu’un de souffler horriblement, de bondir autour, de s’écarter et de revenir dessus à différentes reprises et avec une nouvelle rage.
Cet animal commença à paraître dans les vignes de Voulargeot…la première personne qu’il attaqua fut Pierre Bouteille, vigneron, agé de 29 ans, jeune homme marié, fort et vigoureux. Il le mordit à la cuisse, ensuite à la poitrine, enfin il se jettoit à son visage, mais le jeune homme qui se défendoit vivement, opposa son bras que le loup mordit et perça pendant le combat.
La femme de Pierre Bouteille, présente, cherchoit à effrayer l ‘animal par les menaces, le bruit et les mouvements qu’elle faisoit autour de lui et on croit qu’elle réussit par là à faire quitter prise plutot.
A 2 ou 300 pas plus loin, toujours dans les vignes en avançant du côté du village, le féroce animal se jetta sur Nicole Poissenot, femme de
Jean Bouteille, vigneron, qui travailloit seule avec son mari. Cette femme agée de 32 ans étoit enceinte de 8 mois. Le loup la mordit dabord fortement dans le coté, l’étendit par terre, la quitta plusieurs fois et revint plusieurs fois à la charge, pendant qu’elle faisoit des efforts pour se relever, il lui rongea et déchira tout le visage et généralement toute la tête, lui cassa les dents et le souvenir seul fait frémir : plus d’yeux, plus d’oreille, plus de joues, plus de lèvres, plus de front, plus de figure humaine, il n’en restoit rien que quelques morceaux de chair hérissés ça et là, en forme de pointe, la bouche n’étoit plus qu’un trou toujours ouvert, noir et hideux, (mais elle est vivante!) il ne lui étoit pas possible d’avancer la langue, quoi qu’elle parlat très haut et assez distinctement, plus de chair sur la nuque du col, plus de peau sur la tête.
Le mari effrayé et hors d’état de résister à une bête si furieuse, vint se réfugier auprès d’un homme et d’une femme et d’un enfant de 10 ans qui tous les trois étoient assis dans les vignes et goutoient à 200 pas environ toujours du coté du village, il se présenta à eux, plus mort que vif, quand ils le virent interdit et sans parole, d’une paleur qui annonçoit une frayeur extraordinaire ; ils se levèrent, entendirent le souffle épouvantable de l’animal, aperçurent ses bonds, ses écarts, la fureur qu’il exerçoit contre l’infortunée victime qui l’occupoit et ne pensèrent comme le mari qu’à chercher leur salut dans la fuite.
Pendant cette cruelle scène qu’on seut (sut) bientôt à Vaulargeot, Nicolas Bouteille, fils…courut au clocher, sonna le tocsin ; tout le monde en age de travailler étoit alors répandu dans les vignes et les champs, tous ceux qui entendirent la cloche quittèrent l’ouvrage, on voyoit les gens revenir en foule et on ne fut pas plus tôt informé du sujet du tocsin que les hommes et autres capables de défense, s’armèrent, quelques uns de fusils, les uns de haches, d’autres de fourches de fer et pour marcher contre l’animal.
Cependant l’animal qui venoit d’assouvir sa rage sur la pauvre créature dont on vient de parler, s’approchait de Créancey et en passant, mordit à la cuisse Jean huot, laboureur agé de 28 ans qui venoit au village pour s’armer et le renversa mais la morsure fut légère et il y a apparence qu’il ne lui inocula pas son venin car les suites n’ont point été facheuses.
Devant Jean Huot marchoit Nicolas Doussot qui couroit aussi et que la peur emportoit, laissa tomber son chapeau que l’animal ramassa et mit en pièces, ce qui donna le temps à l’homme d’échapper.
L’animal n’étoit plus qu’à 2 ou 300 pas du village, ou, selon toute apparence, il alloit entrer et ou il eu causé la plus grande dévastation contre toutes les femmes et tous les enfants allarmés (qui) étoient dans les rues mais il en fut détourné et voici comment.
Antoine Fevre, laboureur, alloit au devant de sa femme armé d’ une fourche de fer et il étoit bien près du loup sans le sçavoir, parce qu’une haye (haie) le lui cachoit. Deux personnes qui étoient au dessus des vignes vis à vis, lui crièrent de prendre garde. Il étoit temps. Comme il se tournoit du coté des voix, il vit le loup qui se lançoit sur lui. Il présenta sa fourche qui porta heureusement dans la gueule de l’animal. Le loup se retira, se renversa en arrière, se releva aussitôt et changeant sa route, alla passer autour du village.
Pendant qu’il parcouru la longueur du village, il donna des traits d’une fureur capricieuse, d’abord il rencontra un homme dans un trou qui tiroit de la terre à bâtir, il s’arrêta à dix pas pour le regarder. L’homme leva sa pioche contre lui, l’animal se sauva sur le champ. Il passa ensuite auprès d’un domestique qui conduisoit plusieurs bœufs sans (lui) faire aucun mal et sans même s’arrêter,
tandis qu’à 20 ou 30 pas plus loin, il se lança à corps perdu sur Jeanne Odot, femme de Nicolas Boyé, vigneron, qu’il précipita par terre et qui en fut quitte pour sa coiffe, en effet la secousse l’ayant séparée de sa tête, le loup se contenta de l’emporter et de le déchirer en mille morceaux.
Mais il y a tout lieu de croire qu’il étoit à ce moment là occupé d’autres objets. Il étoit alors au bord du village, du coté de Chateauvillain et sans doute qu’il voyoit dans une grande cote de vigne vis à vis, trois personnes effrayées qui se hâtoient de monter et qui se cachoient dans des buissons au dessus de cette cote.
C’étoient Anne Rourot, femme de Mammes Bouteille, laboureur, agée de 58 ans qui, marchant à peine à cause de ses infirmités, n’avoit pas osé retourner au village de crainte de le rencontrer ; Françoise Bouteille veuve de feu Pierre Thierriot, agée de 29 ans et Anne Bouteille agée de 18 ans, ses filles, qui n’avoient pas voulu laisser leur mère seule ; aussi courut-il directement à elles, il attaqua d’abord la mère, il lui rongeoit la joue et le col du coté droit, lorsque la jeune veuve vint au secours et s’offrit au combat pour la défendre .
Cette jeune héroïne tiroit de toutes ses forces l’animal par les oreilles, par les pattes, par la queue, elle tachoit de lui écarter les machoires, elle lui enfonçoit sa pantoufle dans la gueule: elle l’obligea à quitter sa mère et (il) se tourna contre elle même.
Le combat fut assez long, elle fut renversée et se releva plusieurs fois, enfin l’animal se rebuta après lui avoir fait une plaie à l’oeil droit, une au sommet de la tête et neuf dans les bras. Il ne quitta prise que pour aller chercher la jeune sœur qui s’étoit sauvée, ne la trouvant pas, il revint comme de dépit fondre de nouveau sur la mère à qui il fit de profondes plaies dans les endroits qu’il avoit déjà
mordus et deux nouvelles, une sur l’oeil droit et une derrière l’oreille gauche.
La jeune veuve revint au secours et reçut une douzième plaie sur l’épaule droite. Elle tourmenta tellement l’animal qu’enfin il abandonna la place.
Il grimpa sur le sommet de ce coteau, de là il apperçu les brebis, moutons et cochons sous la garde du berger, il couru sur le troupeau et se mit à mordre à droite et à gauche, il mordit 35 tant de brebis que moutons et cochons.
Les habitans de Latrecey qui poursuivoient le loup qui avoit passé chez eux se trouvèrent alors réunis sur cette montagne à ceux de Créancey et on y apperçut enfin l’animal qu’on cherchoit depuis longtemps.
Antoine Fevre dont on a parlé et qui se trouva plus près du troupeau que les autres et qui s’étoit aguerri à l’entrée du village, suivi le loup dans le troupeau, lui porta quelques coups de fourche qui purent bien l’obliger à en sortir plus vite pour être en place et être vu et tiré. Il ne fut pas sitot découvert que Mathieu Moyeu, garde chasse de S.A.S (le duc de Penthièvre) lui tira en effet un coup de fusil qui porta, et lui fit faire un saut mais ne l’arrêta pas. Il se retira dans un buisson à quelque distance où il se coucha et où Arlechin
maître d’école de Latrecey lui donna un second coup de fusil et l”acheva.
Ce redoutable animal a donc été détruit sur le finage de Créancey heureusement car quel ravage ne pouvoit-il pas faire dans tout le voisinage et peut être au loin ».
Le récit n’est pas encore fini ! L’ agonie de la malheureuse Nicole Poissenot, enceinte, dont le visage a été dévoré sera à proprement parler épouvantable.
La rage va se déclarer également dans le village. Marquant profondément les esprits.

Deuxième partie la semaine prochaine !

AD Haute-Marne, registre paroissial de Créancey, 1785.
Frédéric Février.

Recueil Magné de Marolle
Créancey sur la carte de Cassini, XVIIIe siècle
Loup noir, XVIIIe siècle
Le dernier loup d’Ecot-la-Combe (52)

Laisser un commentaire