Partie 2. “l’infection étoit insoutenable”.
Récit des derniers instants des 4 victimes du loup.
Créancey, Haute-Marne, 1785 ( voir publication d’hier).
Âmes sensibles s’abstenir.
« Nicole Poissenot, qui avoit été si cruellement déchirée, est accouchée le lendemain de l’accident ; son enfant étoit mort dans son sein. On lui a trouvé la poitrine et les pieds rompus et meurtris.
La mère a vécu huit jours, dès le troisième jour, l’infection étoit insoutenable que personne presque n’avoit le courage d’entrer chez elle, et que ceux même qui passoient devant la porte étoient obligés de se boucher le né et la bouche ; l’exemple du pasteur (le prêtre) qui la voyoit deux et trois fois par jour a excité cependant le zèle charitable de deux femmes surtout qui pansoient sa tête, l’étuvoient avec des eaux de vie canfrées (camphrées), l’enveloppoient avec des feuilles de coupeaux et autres. Cependant malgré tous les soins, on voyoit de plus en plus fourmiller les vers au dehors et combien au dedans qu’on ne voyoit pas !
Son mari la gardoit seul jour et nuit, il étoit obligé de se tenir sur le seuil de la porte et ou il pouvoit l’entendre, il avoit soin de porter ce qu’elle demandoit, et quoi du bouillon ou autre boisson qu’elle ne pouvoit prendre qu’en se l’entonnant elle même dans la gorge, elle est morte enfin le huitième jour, la tête rongée de vers, sans aucune apparence de Rage, avec une pleine connaissance, après avoir reçu les sacrements qu’il étoit possible de lui administrer et avec tous les signes d’une parfaite résignation. L’acte de sépulture est dans le registre le 24 juin.
Entre les quatre autres qui avoient été mordus, il y en a trois qui sont morts de la Rage ».
Avant de poursuivre plus avant ce récit, et afin de mieux le comprendre, rappelons ce qu’est la Rage (source : site Internet de l’Institut Pasteur) :
« Le virus de la rage (genre Lyssavirus) est présent dans la salive de l’animal (chien, animal sauvage…) en fin de maladie. La transmission survient le plus souvent après la morsure par un animal contaminé, par griffure ou encore léchage sur la peau excoriée ou sur une muqueuse. La contamination d’homme à homme est exceptionnelle (transplantations d’organes, transmission de la mère au fœtus).
Le virus rabique est neurotrope : il infecte le système nerveux et affecte son fonctionnement. Il ne provoque pas de lésions physiquement visibles dans le cerveau mais perturbe les neurones, notamment ceux qui régulent des fonctionnements autonomes comme l’activité cardiaque ou la respiration. Après quelques jours à quelques mois d’incubation le plus souvent, l’individu atteint développe un tableau d’encéphalite. La phase symptomatique débute souvent par une dysphagie (difficulté à avaler) et des troubles neuropsychiatriques variés, notamment l’anxiété et l’agitation. L’hydrophobie est parfois présente (due à la dysphagie). Une fois les signes déclarés, l’évolution se fait vers le coma et la mort (souvent par arrêt respiratoire) en quelques heures à quelques jours. Hormis quelques cas décrits, l’issue est toujours fatale lorsque la maladie est déclarée ».
Reprenons le récit :
« La première est Anne Rourot, femme de Mammes Bouteille (la mère infirme qui n’a pu s’enfuir et fut défendue par sa fille). Elle a eu deux accès. Le premier a commencé le 13 juillet environ un mois après l’accident et s’est déclaré par une horreur de l’eau et de toute boisson qu’on lui présentoit, si grande qu’elle lui causoit une espèce de colère, des grimaces, des contorsions, des convulsions épouvantables qu’on ne sauroit dépeindre, à mesure qu’elle ascensoit dans l’accès, elle montroit la même horreur du manger et de bien d’autres choses, au point que quand on les lui offroit, elle se jettoit vers la ruelle de son lit, comme si elle eut cherché à fuir, elle étoit tourmentée de nausées, de vapeurs, de crachements presque continuels, de fantomes qu’elle disoit voir, surtout elle se plaignoit du loup qui la tiroit dans un fossé. Il ne lui étoit pas possible d’être dans son lit autrement qu’assise et dans les moments de crise, il falloit qu’elle se courbat jusqu’à ses pieds. Cela luy a duré près de 24 heures. Elle a été ensuite un peu tranquille pendant quelques temps.
Le 14 juillet, presqu’à la même heure que la veille, le second accès à commencé et continué jusqu’au milieu avec les mêmes circonstances que le premier, excepté que c’étoit plus violent ; au milieu de l’accès, elle s’est mise à baver, ce qui est arrivé fréquemment jusqu’à la fin et quelques fois si abondamment qu’elle ne pouvoit parler ou ne prononcer que quelques mots entrecoupés. Sur la fin de l’accès, elle s’est levée avec la même force qu’une personne en santé et sembloit courir vers le seau pour chercher de l’eau, cependant elle n’a fait qu’ouvrir une petite armoire et a pri de l’eau bénite, elle est retournée aussitôt sur son lit ou elle a expiré dans la bave.
Elle n’a fait aucun geste qui donnat lieu d’appréhender qu’elle fit aucun mal sinon qu’elle éloignoit en tendant le bras, le poingt et toujours fermé ceux qui l ‘inquiétoient, surtout qui s’affligeoient et gémissoient autour d’elle. L’acte de sépulture est sous le 16 juillet.
La seconde morte de la Rage c’est Françoise Bouteille, veuve de Pierre Thierriot, (celle qui a défendu sa mère en combattant le loup) elle a eu aussi deux accès.
La première a commencé le 21 juillet, le second le 22. Ils ont duré chacun près de 24 heures. Toutes les circonstances sont absolument les mêmes que celles qu’on vient de décrire en parlant d’Anne Rourot sa mère, à cela près qu’elle a paru plus agitée et qu’elle a du souffrir davantage.
Ce qu’il y a de particulier pour Françoise Bouteille, c’est que sur la fin du second accès, deux heures environ avant la mort, elle a beaucoup effrayé les personnes qui la veilloient. C’étoient son père, sa sœur et deux femmes du village, tout à coup elle a ramassé toutes ses couvertures et les a jetées en bas, elle a sauté du lit, a voulu le renverser comme pour chercher quelque chose, son père a taché de la remettre sur son lit, elle lui a porté deux coups de poingt pour l’éloigner et comme il persistoit, elle lui en a lancé un troisième qu’il a évité. Dans le même instant, elle s’est tournée en face de ces quatre personnes avec des yeux menaceans hors de sa tête. Les deux femmes se sont sauvées dans la cour, elle les a suivies, a fermé la porte après elle à la clef et a verrouillé.
Pendant ce temps, le père et la sœur se sont sauvés dans une chambre. Quand la malade s’est vue seule, elle s’est placée aux pieds de son lit qu’elle venoit de renverser et de toutes ses forces à poingts fermés, elle frappoit sur le loup : «malheureuse bête ! » disoit-elle, « tu dévorerés donc ma mère ? Ah ! Qu’on m’apporte une hache ! ».
Les femmes qui étoient dehors la voyoient et l’entendoient par la croisée, le père et la jeune sœur qui étoient dans la chambre voisine l’entendoient seulement. Cependant qu’elle étoit occupée du loup, une des femmes est allée avertir le père et sa sœur par une fenêtre derrière la maison de profiter de l’occasion pour sortir et se mettre plus en sureté. Ils ont bien vite passé par la chambre de la malade qui les a aperçus comme ils ouvroient la porte de la cour, a couru sur eux, a fermé de nouveau la porte à la clef et au verrouil. De la, elle est retournée contre son loup aux pieds du lit et après avoir épuisé ses forces, elle est venue s’asseoir et baver auprès du feu, elle a alternativement lutté contre le loup et bavé auprès du feu à différentes reprises pendant une heure au moins. Enfin elle s’est retirée dans la chambre à coté ou avoient été son père et sa sœur et est morte en montant sur le lit de cette chambre, on l’y a retrouvée les genoux sur le bord et la tête sur le chevet contre l’envers de la ruelle.
Ainsi est morte cette jeune veuve qu’on pourroit bien proposer comme un modèle de la piété et de la tendresse dues aux parents, qu’on pourroit bien mettre au nombre de femmes fortes et qui auroit bien mérité une récompense si elle avoit vécu. Elle laisse un fils, enfant de cinq ans, à présent orphelin de père et de mère. L’acte de sa sépulture est sous le 24 juillet.
Le troisième mort de la Rage est Pierre Bouteille. Celui ci n’a eu qu’un accès de 24 heures qui a commencé le 22 juillet. Ce jeune homme alloit vers le midi voir sa mère malade. Il avoit plu.
Lorsqu’il fut sur la porte, il apperçut un petit ruisseau qui couroit dans le milieu de la rue. Il se senti saisi de frayeur, il éprouva un trémoussement de tout son corps, il revint chez lui.
Il essaya de boire pour remettre son sens, il ne put boire et l’horreur redoubla. Sa femme se mit à arroser la chambre pour baliser (balayer), le seul filet d’eau qui tomboit lui fit des révolutions inconcevables. Il se mit au lit, où il ne pouvoit contenir les mouvements qui l’agitoient, tout lui faisoit ombrage, les chaudrons, les poëles, la vaisselle d’étain et même de terre qu’il fallut enlever, une personne qui arrivoit dans la maison la lueur du feu, l’éclat du vase d’argent des onctions (celui du prêtre), l’ombre de la main du prêtre qui l’administroit, tout en un mot produisoit sur lui des sensations incroyables de crainte et d’inquiétude. Le 23, vers les deux heures du matin, il eu sans doute des pressentimens de fureur car il avertit qu’on le liat, il en pria même. Cet avertissement donna de la crainte aux assistants. Au lieu de le lier, on se sauva.
Sa femme resta seule avec lui. La fureur pressentie arriva, il faisoit tout ce qu’il pouvoit pour mettre en fuite sa femme qui ne vouloit pas le quitter, enfin il rompit la tringle de rideau de son lit, l’arracha et jetta le tout sur sa femme qui sortit, et après laquelle il ferma la porte.
Aussitot il se mit à fracasser dans la chambre tout ce qu’il put, vint à la croisée, passa son bras le poingt fermé dans tous les carreaux et se le mit tout en sang, arracha les chassis et chambranle, mit tous les bois en morceaux, jetta tout dehors et ce qu’il avoit déjà d’ailleurs fracassé, enfin les bancs qui étoient entour de sa table. Tout ce fracas d’une seule main, et tenant toujours de l’autre son crucifix. Il n’avoit alors plus peur de l’eau, il s’en renversa un seau entier sur la tête.
Le Pasteur arriva. La femme du malade furieux, lui vint dire que leurs quatre petits enfants étoient dans la chambre à coté, qu’elle doutoit qu’il n’y fut entré. Le pasteur approcha de la porte fermée, parla au malade qui entendit aussitôt sa voix et lui dit : « Ah, Mr le curé, ils n’ont pas voulu me lier, si vous voyiez dans quel état je suis ».
Il entra car la porte n’étoit fermée qu’au loquet, s’avança à 3 ou 4 pas du malade qui étoit auprès de son chalit car le lit étoit renversé et bouleversé au milieu de la chambre. Pendant qu’il entretenoit le malade, il fit passer derrière lui quatre hommes qui allèrent chercher les quatre enfants et les sauvèrent. Quand le pasteur fut sorti, on ferma la croisée en dehors avec un volet appuyé de gros bois et ensuite toutes les portes, fenêtres etc par ou le malade pourvoit s’échapper.
On alla dire la messe pour le malade ou, exceptés quelques personnes qui crurent devoir restés autour de la maison, toute la paroisse assista, fondante en larmes.
Après la messe, le pasteur revint. Le malade qui s’effrayoit sans doute dans la chambre devenue obscure depuis qu’on avoit fermé la croisée d’un volet, étoit alors dans une chambre haute, ou il y a une petite fenêtre à deux barreaux qui donne sur la rue.
Il faut remarquer que le malade avoit de temps à autre de courtes intervalles moins critiques et moins violens. On lui avoit tendu au bout d’une perche par la petite fenêtre une chemise qu’il avoit vêtue.
Il étoit presque toujours à cette fenêtre. Le pasteur lui parloit, il répondit d’une manière même satisfaisante et édifiante. Il se plaignoit quelque fois à son pasteur de ce que tous les bois dont on avoit fermé les entrées de sa maison l’effrayoient, il demandoit ce que c’étoit. Quelques fois il se plaignoit des objets affreux qu’il avoit sous les yeux : « Mr le curé, disoit-il, si vous voyiez ce que
je vois ! Mais est ce que vous ne voyez pas aussi ? »
Dans un moment moins critique, le pasteur lui persuada que pour n’être homicide ni de soi même ni des autres, il falloit pendant qu’il le pouvoit encore, prendre des précautions. On lui tendit un écheveau de gros fil de tisserand, il se le mit en bandoulière, se tourna le dos
contre les barreaux, on passa une corde entre le fil et son dos et on l’arrêta contre les barreaux.
La fureur suivi de près cette opération. Il se donna des secousses qui faisoient horriblement souffrir les témoins : il crioit à pleine tête… « au loup ! », ce qui lui arrivoit presque toujours dans les temps critiques.
Quand la fureur fut apaisée, on monta, on lui lia les jambes, ensuite les bras, on lacha la corde qui le tenoit aux barreaux sans le détacher, on l’étendit sur la paille, il étoit hors d’état de faire mal ni à lui ni à personne. Pendant qu’on le lioit, il disoit « mes enfants, surtout prenez bien garde que je ne vous égratigne » et il fermait les poingts tant qu’il pourroit dans cette crainte.
Il eut bien des mauvais moments jusqu’au midi. Enfin il fut abattu, rendit prodigieusement de bave, et expira à midi et demi environ, sans être aucunement défiguré. Il laisse une jeune femme, quatre enfants, un au berceau, deux qui marchent à peine et un de cinq ans. L’acte de sa sépulture est sous le 24 juillet.
On ne sçait s’il est hors de propos d’observer que les trois personnes mortes de Rage, deux ou trois jours avant leur accez, étoient tourmentés de l’envie d’aller dans le lieu ou elles avoient été mordues, et qu’on les en a détournées.
Voilà assurément une affreuse tragédie.
Mais nous allons être bien dédommagés par le récit des sentiments et des dispositions de conscience de ces malheureus, ou pour mieux dire de ces glorieuses victimes. Tous, dès le moment qu’ils ont été mordus, se sont abandonnés à la providence, tous se sont confessés, encore au commencement de leurs accès. Tous ont reçu les autres sacremens avec une piété la plus touchante, la plus digne d’admiration, tous les ont reçus à temps. Il sembloit que la divine bonté les avertissoit et leur ménageoit les moments. Tous aimoient avoir leur pasteur et à l’entendre, tous dans le fort même de la rage le reconnaissoient, l’écoutoient et sembloient soulagés par sa présence.
Tous dans les intervalles de relâche se recommandoient aux prières de tout le monde et d’une manière si frappante que les sanglots des assistants égaloient les cris des enragés. Tous ont confessé la crainte (de) faire mal à personne avec la disposition involontaire à en faire.
On ne sauroit s’empescher de rapporter mot pour mot ce que Pierre Bouteille, revenu d’une crise la plus cruelle, dit à son pasteur : « Mr le curé, mes chers enfans, que sont-ils devenus ? Ou sont-ils ? Ne les ai-je point blessés ? Ne les ai-je point tués ? Non : répond le pasteur, non mon cher ami, je les ai fait enlever sans que vous vous en aperceviez » .
« Ah ! Que je vous ai d’obligation Mr, je vous les recommande, je vous recommande aussi ma pauvre femme. Ah ! Combien voilà donc que je lui en fais couter, combien voilà de choses cassées, mais ce n’est pas moi, Mr, ce n’est pas moi, je fais ce que je ne veux pas ».
Tous ont témoigné jusqu’au dernier soupir la plus grande soumission à la volonté du Seigneur, le plus ardent désir de souffrir davantage pourvu qu’il leur en donnat les forces, la plus vive confiance qu’il voudroit bien leur tenir compte de leurs souffrances. Tous ne lui demandoient qu’une seule chose : de mourir dans sa grace et dans son amour etc. En un mot, ils ont tous fait verser autant de larmes qu’ils ont prononcé de paroles. Tout le monde les regarde comme martyrs et est édifié de leur mort et le pasteur eu la consolation d’entendre plusieurs dire : « je ne serois pas faché de mourir enragé, si j’étois sur de mourir aussi saintement ».
La dite relation certifié véritable et on ne peut plus exacte par moi soussigné prêtre curé de créancey, ce premier janvier mil sept cent quatre vingt six.
AD Haute-Marne, registre paroissial de Créancey, 1785.
Publié dans “Histoires de femmes et de mères, XVIe-XVIIIe siècles”, Frédéric Février, éditions Sydney Laurent.