[Fiction] La Petite Voleuse ⎢Épisode 9

La serinette (château de Cirey, juin 1736)

Très affectée par la tragique nouvelle, Jeanne eut soudain conscience que « servir auprès de Madame était, finalement, un sort assez doux ».
La marquise du Châtelet, sublime et légère, avait 29 ans et sa joie de vivre était grandement communicative. Personne ne résistait à son charme. M. Arouette de Voltaire ne tarissait pas d’éloges à son égard, disant qu’ « il n’y avait rien de plus admirable dans ce siècle que la « divine Emilie ».

La châtelaine s’enthousiasmait comme une enfant pour tous les objets nouveaux. Elle collectionnait les magots, les tabatières, les navettes et les diamants. Malgré le choix de son importante garde-robes (plus de 40 robes et habits de cour), elle revêtait souvent la même robe d’indienne et remontait ses longs cheveux noirs et bouclés au dessus de sa tête, ce qui lui allait fort bien. Il faut dire qu’elle passait la plus grande partie de la journée à travailler, seule, dans son cabinet du Dôme, avec l’ordre de ne pas la déranger. Seule Jeanne était autorisée à rester près d’elle.

La première mission de la petite suivante était de faire mousser le chocolat que Madame prenait, vers 9/10h du matin, dans la galerie de M. de Voltaire, en compagnie, bien sûr, de celui-ci. Puis Jeanne se rendait dans les appartements de la marquise pour y exécuter sa deuxième mission : apprendre à chanter à un minuscule serin.
Dans un premier temps, elle devait recouvrir d’une housse de taffetas la cage de l’oiseau, afin qu’il fut dans le noir complet. Ensuite, elle se glissait dans la pénombre des pièces en enfilade, dont les rideaux étaient encore tirés, pour aller chercher, dans la commode bleue et jaune de la chambre, la manivelle de l’« orgue d’Allemagne », petit instrument mécanique à cylindre destiné à apprendre à chanter aux oiseaux.

Bien installée sur le sofa de damas vert et entourées des silhouettes sombres et mystérieuses des nombreux meubles du cabinet de compagnie, la fillette démarrait enfin la leçon de musique en tournant en cadence la manivelle de l’étrange instrument.
S’échappaient alors de « la serinette » des sons stridents et saccadés, insupportables pour l’oreille humaine, mais heureusement aussitôt reproduits et transformés en chant fluté et mélodieux par le petit volatile.

Une fois cette petite tâche accomplie, Jeanne avait tout le loisir d’apprendre, car la marquise ne sortait de son cabinet de travail qu’à l’heure du souper, 10 h du soir.
Elle s’installa confortablement pour continuer son livre en cours Analyse des infiniment petits.

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La suite ici :
Épisode 10 – Le mouton chéri
Épisode 1 – La gardeuse d’oies
Épisode 2 – Les escargots
Épisode 3 – Le chaos
Épisode 4 – Un habit de servante
Épisode 5 – Le petit Champbonin
Épisode 6 – Le meilleur des châteaux possibles
Épisode 7 – Le meilleur des châteaux possibles
Épisode 8 – Le mouchoir brodé
Épisode 9 – La serinette


Automates d’après Chardin : “la joueuse de serinette”. Caisse en bois.
Serinette

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