Le château de Sophie

Ce château d’Isle est la résidence d’été (château de plaisance) de la famille Volland où « Sophie » (en vérité (Louise-Henriette Volland) est retenue par sa mère après la banqueroute de son beau frère.
La demeure de l’amoureuse de Diderot, est toujours debout, intacte et c’est avec une grande émotion que j’ai pu en faire le tour en cette fin de septembre 2020 (en catimini), imaginant sans peine, Diderot seul, Sophie seule, ou les amoureux arpentant les allées boisées sous le couvert des vieux arbres et surtout des vieux tilleuls.
Ce domaine dans lequel Diderot projetait tous ses rêves d’amour avec « sa Sophie », petit château idéal métaphore de leur amour absolu, et ses jardins décrits il y a 100 ans par l’écrivain Michel Corday, n’ont pas changé…

Extrait de texte de Michel Corday
La Vie amoureuse de Diderot
Flammarion, 1928 (p. 67-91).

« […] Il [Diderot] se représente d’autant mieux Sophie au château d’Isle qu’il le connaît. Il s’y est arrêté l’année précédente à son retour de Langres, afin de prendre au passage Mme Volland. Je rappelle que ce château existe encore. Je l’ai vu, dans la mélancolie d’un automne prématuré, par un jour de bruine, sous un ciel dépoli. Au bord de la plaine unie, semée de boqueteaux, où serpente la Marne, il apparaît de loin, encadré d’arbres plus hauts que lui, simple et charmant sous sa robe grise.
Une avenue de feuillage conduit jusqu’à la grille. Elle franchit sur un petit pont de grès le fossé dont les eaux verdies entourent le château. Sur la première pierre de ce pont, qui fut posée en 1732 par Mme Volland, son nom et cette date sont sculptés. Je n’ai pas su les découvrir parmi bien d’autres noms, bien d’autres dates, gravés vers la même époque, et qui restent très lisibles.
C’est à cet endroit que Diderot, bien incertain de l’accueil que lui réserverait Mme Volland, descendit de voiture. Il écrit à Sophie, restée à Paris : « Que lui dirai-je ? Que me dira-t-elle ? Le cœur me bat bien fort. » Il aperçoit Mme Volland. « Il était à peu près six heures lorsque la chaise est entrée dans l’avenue. J’ai fait arrêter ; je suis descendu, je suis allé au-devant d’elle les bras ouverts ; elle m’a reçu comme vous savez qu’elle reçoit ceux qu’elle aime de voir ; nous avons causé un petit moment d’un discours fort interrompu, comme il arrive toujours en pareil cas. »
À droite de l’ample cour gazonnée, au delà de deux piliers de porte d’une touchante vétusté, s’étendent les bâtiments de la ferme, que Diderot a visités aussi : « La grange, et les basses-cours, et la vinée, et le pressoir, et les bergeries, et les écuries. J’ai marqué beaucoup de plaisir à voir tous ces endroits, parce que j’en avais, parce qu’ils m’intéressent. »
Coiffée d’ardoise, précédée d’un bref perron, la façade du château est tout unie. Seules, des guirlandes de pierre, sobrement sculptées, sont suspendues sous les hautes fenêtres, à l’unique étage.
La face opposée regarde le parc. Il est vénérable. Les plus vieilles gens du pays ont toujours vu ces tilleuls noués et tordus par l’âge, ces statues que le temps grignote dans la solitude de ronds-points reculés. Mais Diderot et Sophie Volland les ont-ils vus ?
Au loin, près de la Marne, frissonnent toujours les Vordes, ces bouquets de peupliers qui enchantaient Diderot : « Ces Vordes me charment ; c’est là que j’habiterais ; c’est là que je rêverais, que je sentirais doucement, que je dirais tendrement, que j’aimerais bien… »
Chose singulière, dans tout ce paysage, la Marne seule a changé. Son lit se déplace. La rivière s’avance et gagne sur l’ancien domaine de la famille Volland.
En l’absence des propriétaires actuels, le logis même était fermé, lors de notre visite. Cela valait peut-être mieux. Nous pouvions imaginer que l’intérieur est resté tel que Diderot l’a décrit, que le grand salon a conservé ses « boisures simples » et ses trumeaux naïfs. Et derrière ces portes et ces persiennes closes, dans ce château de la Belle-au-Bois-dormant, nous pouvions imaginer que reposait toujours Sophie Volland, ange de douceur et démon d’esprit. […] »

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